Ailleurs

Un jour je prendrai le train pour aller nulle part.
C'était sa phrase. Elle venait toute seule les jours de vague à l'âme, les jours où rien ne va, où même les amours ne nous comprennent plus. C''était sa façon de garder la tête hors de l'eau, de se fabriquer de l'optimisme.
- Tu verras, nous irons loin de tout, loin de tous.
- Ah , parce que je ferais partie du voyage ?
- Bien sûr, toi aussi tu en as assez de tout se bric à brac, de toute cette indifférence. Toi aussi tu veux respirer un autre air, voir autre chose. Tu ne dis rien parce que tu est forte, que tu resistes mais je vois bien que tu n'attends qu'un geste de moi pour partir, t'enfuir loin de tout ça.
- Oh, non, tu n'as pas compris. Tu vois mal.
Ce que j'attend de toi, ce n'est pas un ailleurs, c'est un autrement. Je ne veux pas te suivre dans ton nulle part si tu ne changes pas d'abord.
Rappelle-toi, nous avions vingt ans, tu me serrais contre toi en me murmurant "T'en fais pas, l'an prochain, on sera heureux". Je croyais tes yeux, je croyais ton sourire. Aujourd'hui je ne crois pas tes soupirs, ta mélancolie.
T u me parles d'un train mais tu les as presque tous ratés par négligence. Tu as passé ta vie comme un éclusier. Tu ouvres les portes pour que les autres voyagent.
Quand je parle de ma vie, je dis "je ne suis pas malheureuse. C'est ça, le bonheur ?"
Il écoutait ce long réquisitoire, sans surprise pour ce l'être, lui même, infliger bien souvent. Toute cette amertume, cette désillusion, il la traînait des soirées entières à faire semblant de s"intéresser à la télé.
Il n'osait plus la regarder. Dehors, la lune souriait derrière les cyprès. Debout, devant la baie vitrée, il ne voyait rien d'autre que ce jeu de lumière. Il était vide, au delà de la solitude.
Elle s'est approchée doucement derrière lui, s'est colée à son dos en passant lentement ses mains sur sa poitrine et la tête posé contre sa nuque elle a murmuré :
Dis, si on le prenait maintenant, ce train pour nulle part ? Ici, chez nous. Si c'était nous le départ et l'arrivée ? Si c'était nous le voyage ?