Emilie Rouget a un amant.
Il vient, en voiture, jusqu'à la barrière puis emprunte le petit chemin de la rivière jusqu'au portillon qui ouvre sur son pré. Il s'assoit sous un pommier et écrit pendant des heures dans un cahier à gros carreaux et à spirale. Ce n'est un secret pour personne. Il l'a dit lui-même au garde qui s'inquiétait de sa présence un jour de fermeture de la pêche.
- Je suis l'amant d'Emilie Rouget.
- Mais elle est morte, il a vingt ans, le soir de son quatre vingt dixième anniversaire. Vous deviez être juste né.
- Je sais, je sais, nous nous sommes ratés de peu.
Le garde est revenu au village. Chez Roger, il a demandé son anisette l'air triste et pensif.
- Oh, ça va pas, René ? tu as vu la dame blanche ?
- Non, y a un fou dans le pré des Rouget.
- Et comment tu le sais, qu'il est fou ?
- Il dit qu'il est l'amant d'Emilie.
- Et alors, le pauvre vieux, s'il a envie de raconter ses souvenirs avant de mourir, faut le comprendre.
- C'est pas un vieux, il a vingt, vingt cinq ans, à peine.
- Alors là, tu as raison, c'est un fou. Tu veux un glaçon, aujourd'hui ?
De l'arrière salle, Lucette, la femme de René, n'a pas tout entendu. Elle a entendu, « Emilie », « amant » juste assez pour la faire sortir de ses lectures.
- Qu'est ce que vous commèrez, encore ?
- Va voir dans le pré des Rouget, y a l'amant d'Emilie.
- Et qu'a-t-il de spécial ?
- Rien, c'est un homme aussi couillon que les autres mais, celui là, en plus, il déraille.
- Un couillon d'homme qui déraille, j'en vois un tous les jours à la maison, alors, je ne vais pas aller me mouiller les pieds dit-elle en enfilant ses bottes.
Au fond de la place, Lucette a informé Cécile et Solange qui, ne voulant pas laisser une amie dans l'angoisse, décident de l'accompagner.
Les herbes sont déjà hautes. Du petit chemin de la rivière, les trois femmes ne voient que le sommet d'un chapeau de paille immobile, comme posé. Elles parlent bien fort, en entrant dans le pré, des pommiers qui vont être chargés, cette année, si le temps ne fait pas de bêtises.
- Oh, pardon, monsieur, on vous dérange avec nos bavardages. Vous écrivez, ou vous dessinez ?
- J'écris et je dessine, ça dépend de ce que j'ai à dire.
- A dire à qui ?
- Et bien, mais à Emilie, bien sûr, le garde ne vous a pas informée. Un petit sourire souligne ses propos. Je vais tout vous dire mais d'abord, assoyez-vous.
Je ne suis pas l'amant d'Emilie, bien sûr. J'ai dit ça, comme ça, pour mettre le trouble dans l'a tête du garde. Je suis son petit fils. Le fils de Jules, l'ainé. Mon père m'a donné, l'an dernier, le mazet et la vigne pour y faire mon chez moi.
En faisant le vide, avant les travaux, j'ai trouvé un boite à biscuits derrière un escalier. Une boite pleine de lettres. Des lettres d'amour, des vrais, avec des serments, des « toujours », des « jamais », des « pour la vie » Rien que des lettres adressées à ma grand- mère. Au début, j'ai cru que c'était mon grand-père qui lui écrivait pendant la guerre mais les dates ne correspondaient pas. Au fil de ma lecture, j'ai très vite compris que ma grand-mère, cette belle dame aux cheveux blancs dont je ne possède que la grande photo du salon, cette vénérable doyenne, référence de toute la famille et même du village, avait un amant. J'ai compris qu'elle avait fait, de ce mazet, son chez elle secret.
Il y a donc une grande partie de sa vie qui n'est connue de personne. Ses belles émotions, ses moments d'extase, de bonheur fort, elle les a vécus là cachée. Je cherche à savoir pourquoi. Qu'avait-il, cet amour de si important et de si impossible pour ne pas pouvoir être vécu en plein jour ? Qui était-il cet homme pour n'accepter que des brises de vie ?
- C'était un homme, simplement un homme, bougonne Lucette à ses amies qui hochent la tête tristement.
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