Maintenant que j'y pense...

visite

http://www.fantinesculpteur.com/6.html

 

 

Certains jours, où le soleil oublie de briller pour nous,  des amis viennent nous poser la main sur le cœur.

Ils nous disent les mots de tous les jours.

Ils ne savent pas qu'ils nous tiennent par le cœur, nous le dorent. Quand ils s'en vont, ils laissent, derrière eux le parfum de la douce vie.

Ils sont venus, simplement, laissant leurs propres blessures sous un sourire. Nous l'avons pris comme une fleur offerte et son odeur baigne tout notre espace.

Sur la place

 

Ce matin, il aurait bien aimé ne pas avoir à traverser la place. Là-bas, sur le banc devant le cinéma, il y a André. Raymond à l'habitude de dire, quand il doit présenter André : "Si tu as besoin de savoir quelque chose, tu le demande à André. S'il ne le sait pas, il t'inventera une histoire qui sera dix fois plus passionnante que la vraie". Mais, aujourd'hui, il n'a pas le goût aux histoires.

• Oh, tu es pressé ? tu as oublié le Gaz ?
• Non, je t'avais pas vu.
• C'est ça, ça fait un quart d'heure que tu me regarde derrière la vitre de Gégé et quand tu passe tu ne me vois pas ?
• Et oui, j'avais la tête ailleurs.
• A Maubeuge ?
• Ah, ça va pas commencer, les conneries ? j'ai d'autres soucis, tu sais, que de m'encombrer l'esprit avec les vagabondages d'un vieux couillon.
• N'empêche qu'on te voit trainer ta misère de cocu toute la journée.
• Oh et puis merde.
  

Le vieux chien des Cournon est venu chercher son bout de croissant. Il a fait son tour de banc, a levé la patte contre le mur de la fontaine, a fait peur à deux pigeons. Rien n'a vraiment changé. De sa terrasse, Gégé crie à ses clients du matin : "demain, on change l'heure, n'oubliez pas si vous ne voulez pas attendre votre café pendant une heure."

Café du matin

Quand Gégé ouvre son bar, le matin à 6 heure trente, il sait que le premier bonjour qu'il entend est celui de Raymond. C'est un "salut" bref et sourd comme fatigué suivi du bruit d'une chaise tirée et du journal jeté sur une table. Gégé sert alors deux cafés, un pour Raymond, l'autre pour lui et, dans le tintement des cuillères :

• On m'a dit que René est parti.
• Qui ça "on"?
• Quelqu'un qui est passé hier soir, je sais plus… tu sais, il en passe du monde ici.
• pardi, surtout le soir, a part la vielle Lucienne et le "sinistre" qui viennent se finir, tu vois jamais personne. Ton bar, le soir, on dirait la cafétéria de la maison de retraite.
• Bon, enfin, René, il est parti ou il n'est pas parti ?
• Et oui, il est parti.
• Mais parti, parti ?
• Oui, parti, parti.
• Et il est parti où ?
• Dans le Nord, à Maubeuge.
• A Maubeuge… mais pourquoi ?
• Pour Maubeuge, ça lui est venu comme ça, dans la conversation avec le type de la gare. Pour partir, c'est plus compliqué. J'ai relu sa lettre plusieurs fois pour comprendre. Je crois que c'était trop dur de rester là sans elle. Que tout la lui rappelle. Alors il a préféré partir.

Gégé écoute en essuyant les verres de la veille restés sur l'égouttoir. Lui qui, si souvent trouve une explication à chaque chose, reste muet. Il regarde Raymond, plongé dans la page des sports, range une dernière chaise, éclaire la télé, plie un torchon, regarde Raymond.

• J'y comprends rien. Qu'est ce qu'il va foutre à Maubeuge ?
• Voir le clair de lune.
• Alors, toi tu es con. Ton copain, qu'est ce que je dis, ton ami s'en va et tu rigoles. Tu t'en fous. Tu continues, ton petit café, ton journal…
• Et non je ne m'en fous pas mais qu'est ce qu'il faut faire, lui courir derrière ? le faire revenir comme on fait avec les enfants qui font une fugue ?

Raymond plie son journal et se lève. Il sait qu'une sale journée commence. Il fera, déjà, beau et chaud vers dix heure quand le facteur passera boire son petit verre de rosé sous la vigne vierge. Il posera sur la table du jardin la publicité du super marché, celle du brico-machin et un remboursement de la sécu mais pas de lettre avec un vrai timbre et l'adresse écrite à la main. Une vraie lettre écrite par quelqu'un qu'on connait, quelqu'un qui s'est assis au bout de la table un soir ou un matin et a pris cinq minutes pour nous dire de ses nouvelles. Que tout va bien là-bas, qu'il fait beau et que les gens sont gentils.

Gégé regarde Raymond s'éloigner, les bras croisés sur sa proéminence abdominale.

• Tu sais, Raymond, moi aussi je l'aimais bien René. A moi aussi, ça me fait drôle. Va, peut être qu'il a déjà envie de revenir. Maubeuge, il en aura vite mare.
• Oui, mais ici, il en avait mare de la vie.

Il pleut

 

http://carnetsderrances.blogspot.com/2009/07/errances-et-incertitudes.html

 

Tiens, il peut.

Tu en profite pour passer, en courant, devant moi

la tête dans ta capuche.

Plus tard

"Plus tard, plus tard", c'est sa façon de dire jamais.

Il le sait bien, lui, qu'on le reconduit ainsi à la porte, vers le vide mais il la croit quand elle dit, "plus tard, plus tard".

L'agacement au coin de l'œil, il le voit, bien sûr. Ce petit mouvement négatif de la tête, il le reconnait aussi mais il veut se dire que plus tard c'est demain ou dimanche ou un jour.

Il retrouve les "plus tard" de sa mère, les "quand tu seras grand" mais il a perdu les piétinements de l'impatience. Il lui reste la boule de l'amertume devant le temps qui est passé sans le prendre, les "plus tard" qui sont passés sans tenir leurs promesses.

Il la regarde se défaire de lui.

Il le sait bien.

Il est trop tard.

Demain ou dimanche, ou un jour, plus tard, il la verra lui sourire pour lui dire je pars.

Lettre à Raymond 2

Presque pas de bruit, ce matin. Il fait encore nuit mais la fenêtre dit qu'il fera beau. Juste un filet de radio avec ses mots terribles sur la vie. Dans la cuisine, Raymond tourne, doucement, machinalement, une cuillère dans son bol de café.

La lettre est là, ouverte devant lui, comme échouée. Il regarde les mots, au hasard : "cœur", "voix", "départ" et les bouts de phrases :"je te laisse", "voila je pars", "je vais bien"…

• Pour les boules, je demanderai à Emile de te remplacer…. Que je suis con, je parle à la lettre.

Tango

lettre à Raymond

"Tu vois, mon Raymond, je n'ai pas eu le cœur de te le dire de vive voix mais, je pars.

Je sais ce que tu m'aurais dit :"à soixante ans, c'est plus l'heure".

Je sais mais je m'en fous.

C'est ce départ là ou un autre beaucoup plus triste et je ne veux pas te faire de peine. Hier, je suis allé à la gare et j'ai demandé un billet pour le Nord. Le type m'a regardé comme un fou. Il a dit" le Nord ? Pour où, dans le Nord ? J'ai dit Maubeuge. Je ne sais pas pourquoi. Peut être à cause de Bourvil. Tu sais, le clair de lune.

Voilà je pars. Je te laisse. Continue les parties de boules, l'apéro. Moi, je verrai bien, là bas. J'ai quatre sous devant moi pour me trouver un studio puis je vendrai la maison. Elle ne vaut plus rien depuis que Line nous a laissés. Moi, je te laisse cette lettre dans la boite pour que tu ne t'inquiète pas. Je t'écrirai pour te dire de mes nouvelles.

Je vais bien depuis que j'ai décidé ça.

Ne m'en veux pas mais je reste ton ami. Comprend que c'est trop dur de la savoir sous la pierre, de passer tous les jours devant. Dans le Nord tout sera différent, le paysage, le climat, les gens. Il faudra que je me force à faire autres choses que mon petit et triste train-train…"

Raymond lisait et relisait ces mots griffonnés, jetés sur un papier d'occasion. Il avait l'impression de lire une lettre trouvée au pied d'un pendu. Il s'est assis sur le pas de la porte pour reprendre souffle. Il est là, sous la lourde voûte de ses épaules, la lettre pendant de sa main morte.

"Merde" c'est tout ce qui lui venait, "merde, il est parti". Il se sentait vide, de mots, de sentiments ou alors trop plein de peine. Tout se bloquait en lui. Pas de questions, de pourquoi, de comment. Juste du vide, de la solitude déjà. Son ami, son frangin, celui sans qui il n'imaginait pas passer une journée, venait de partir, de le quitter.

"Tu vois Raymond…" non je ne vois rien ou si, je vois que tu n'es plus là, connard!

Dans ma maison d'amour

 

Quand j'aurai quarante ans, si on me laisse le temps Je veux qu' ma maison soit pleine comme toujours De bruits, de déraison, de calme et puis d'amour Qu'il y ait des poivrots, musiciens et poètes Des vrais, qu'ont du talent et qu'ont pas la grosse tête Ceux avec qui j'ai fait, du temps des pique-assiettes, Des baisemains perfides sur les mains indiscrètes Des vieilles jeunes du seizième qui nous faisaient venir Pour deux mille anciens francs faire les clowns dans leur luxe Mais avec la promesse un jour d'intervenir Auprès d'un vieux ministre qui connaîtrait Guy Lux Je veux qu'il y ait toujours, dans ma maison d'amour, Des hommes cultivés qui parlent d'ésotérisme Devant des filles bébêtes mais belles comme le jour Qui entendent "science occulte" et comprennent "érotisme" Dans ma maison d'amour Dans ma maison d'amour Quand j'aurai cinquante ans, eh oui, si on me laisse le temps Si je suis comme toujours dans ma maison d'amour J'aimerais que mes enfants, s'ils n'ont pas foutu le camp, Connaissent les vieux chacals, les requins, les loups de mer Avec qui j' suis tombé dans toutes les galères Toutes les embuscades de Saint-Germain-des-Prés Quand on sortait des boîtes complètement beurrés Eh bien, à cinquante ans, je le ferai encore ! Je suis sûr qu'un matin, on nous foutra dehors Parce que d'un Bilboquet on fera la fermeture Et qu'on ira pisser sur les roues des voitures Je veux qu'il y ait toujours, dans ma maison d'amour, Des hommes qui aiment les chiens et surtout les enfants Des hommes qui croient en tout et même au Père Noël Et qui disent à leur femme qui vieillit "Tu es belle" Dans ma maison d'amour Dans ma maison d'amour Quand j'aurai tant et tant, si on me laisse le temps, Que mes copains viendront sur leur fauteuil roulant Le comparer au mien avec un p'tit sourire Je veux que tous ensemble nous parlions d'avenir Pas de rides, pas de lunettes, pas de fauteuil, pas de canne Même, même que nous danserons sur le dernier Dylan ! Je ne veux pas qu'on parle - et je serai sévère - Je ne veux pas entendre un seul mot sur la guerre D'autres en parlent pour nous, mais c'est vrai, moi aussi Voilà qu' j'avais oublié mes trois ans d'Algérie ! Je veux qu'on boive un coup et qu'on fasse des fredaines Et puis que nos enfants se moquent de nos bedaines Puis je veux que nos femmes nous fassent encore le coup De l'amour-amitié, du baiser dans le cou Avant que les huissiers survolent comme des vautours Notre maison, fermons nos portes à double tour J'aimerais cette nuit pour attendre le jour Qu'on ferme encore les yeux... et qu'on fasse l'amour

 

Paroles et Musique: Pierre Vassiliu   1971
© Barclay

La vie d'artiste