Café du matin

Quand Gégé ouvre son bar, le matin à 6 heure trente, il sait que le premier bonjour qu'il entend est celui de Raymond. C'est un "salut" bref et sourd comme fatigué suivi du bruit d'une chaise tirée et du journal jeté sur une table. Gégé sert alors deux cafés, un pour Raymond, l'autre pour lui et, dans le tintement des cuillères :

• On m'a dit que René est parti.
• Qui ça "on"?
• Quelqu'un qui est passé hier soir, je sais plus… tu sais, il en passe du monde ici.
• pardi, surtout le soir, a part la vielle Lucienne et le "sinistre" qui viennent se finir, tu vois jamais personne. Ton bar, le soir, on dirait la cafétéria de la maison de retraite.
• Bon, enfin, René, il est parti ou il n'est pas parti ?
• Et oui, il est parti.
• Mais parti, parti ?
• Oui, parti, parti.
• Et il est parti où ?
• Dans le Nord, à Maubeuge.
• A Maubeuge… mais pourquoi ?
• Pour Maubeuge, ça lui est venu comme ça, dans la conversation avec le type de la gare. Pour partir, c'est plus compliqué. J'ai relu sa lettre plusieurs fois pour comprendre. Je crois que c'était trop dur de rester là sans elle. Que tout la lui rappelle. Alors il a préféré partir.

Gégé écoute en essuyant les verres de la veille restés sur l'égouttoir. Lui qui, si souvent trouve une explication à chaque chose, reste muet. Il regarde Raymond, plongé dans la page des sports, range une dernière chaise, éclaire la télé, plie un torchon, regarde Raymond.

• J'y comprends rien. Qu'est ce qu'il va foutre à Maubeuge ?
• Voir le clair de lune.
• Alors, toi tu es con. Ton copain, qu'est ce que je dis, ton ami s'en va et tu rigoles. Tu t'en fous. Tu continues, ton petit café, ton journal…
• Et non je ne m'en fous pas mais qu'est ce qu'il faut faire, lui courir derrière ? le faire revenir comme on fait avec les enfants qui font une fugue ?

Raymond plie son journal et se lève. Il sait qu'une sale journée commence. Il fera, déjà, beau et chaud vers dix heure quand le facteur passera boire son petit verre de rosé sous la vigne vierge. Il posera sur la table du jardin la publicité du super marché, celle du brico-machin et un remboursement de la sécu mais pas de lettre avec un vrai timbre et l'adresse écrite à la main. Une vraie lettre écrite par quelqu'un qu'on connait, quelqu'un qui s'est assis au bout de la table un soir ou un matin et a pris cinq minutes pour nous dire de ses nouvelles. Que tout va bien là-bas, qu'il fait beau et que les gens sont gentils.

Gégé regarde Raymond s'éloigner, les bras croisés sur sa proéminence abdominale.

• Tu sais, Raymond, moi aussi je l'aimais bien René. A moi aussi, ça me fait drôle. Va, peut être qu'il a déjà envie de revenir. Maubeuge, il en aura vite mare.
• Oui, mais ici, il en avait mare de la vie.