J'avais pris le train à la gare de Lyon.
C'était avant le TGV, quand il fallait huit heures pour descendre à Montpellier. Huit personnes par compartiment, deux cent cinquante par couloir. J'étais dans le couloir.Le front à la fenêtre,je regarder les voitures sur l'autoroute. Nous descendions vers l'été. Chaque véhicule emportait sa famille. Je devinais, à travers les vitres, des chamailleries de banquettes arrière, des mamans, la main levée, remettant de l'ordre, des hochements de tête paternels.
Pendant les quelques instants où la voiture restait à la hauteur de ma fenêtre, je voyais le frère pincer la soeur. La soeur réagir vivement.
- "Elle va le mordre" dit elle.
Je n'avais pas senti son épaule contre la mienne. Je ne voyais rien de son visage caché par de long cheveux noirs et raides.
- "Et voila, elle l'a mordu, t'as pas une clope ?
Elle me regardait maintenant avec un grand sourire.
- " Moi aussi,j'aime me faire des films avec les voitures d'en face, c'est quoi ces clopes?"
- "Gitanes maïs filtre"
-" ça doit arracher mais tant pis je suis trop en manque"
Nous nous regardions en mélangeant nos premières bouffées. J'avais envie de ne pas être banal dans mes premières phrases. Je sentais,déjà, qu'elle ne se satisferait pas d'un " Alors, vous partez en vacances?" je préférais une observation silencieuse. Je l'invitais à répondre à un muet "qui êtes-vous?"
"On va pas commencer par se toucher la main et dire nos prénoms, on s'en fout, c'est pas ça qui est important"
Elle avait parlé très vite en bougonnant presque. Je le vivais comme une ruade, comme si, me percevant trop conventionnel, elle se sentait obligée de dire sa règle.
"Il nous reste quatre heures à passer, autant parler de ce qui nous amuse,enfin, ce qui nous plaît. Par exemple, moi, c'est les gens. j'aime rencontrer des gens, parler avec eux une heure et puis les oublier."
-" Et vous les oubliez toujours ?"
-" Le plus souvent, oui. Tu vois, toi, quand tu vas descendre à Montpellier, tu partiras à gauche, moi à droite et on s'oubliera, c'est la vie.
- "La votre, pas la mienne. Moi, ce qui m'intéresse,c'est connaître les gens, éventuellement tisser des liens avec eux. Me souvenir d'eux, de leur visage, de leur voix. Me rappeler nos conversations.
-" C'est un coup à tomber amoureux, ça" Son rire était presqu'une gifle.
-"Et en plus vous ne croyez pas en l'amour"
- "Laisse tomber, va. Ce train est notre seul point commun. Tu fumes des clopes pas possible. Tu veux "tisser des liens." Tu me vouvoies. Quand on regarde à l'intérieur de la même voiture, moi je vois que la soeur mord le frère, toi tu IMAGINES leur joie de partir en vacances. Je vais pas avoir de difficulté à t'oublier, toi."
Elle s'est frayé un passage entre les corps et les valises pour disparaître dans le wagon suivant.
Ce soir, une femme est assise à la terrasse d'un café place de la comédie. Nos regards se son croisés pour la deuxième fois. Trente ans après je retrouve le même regard abrupt, les mêmes cheveux raides libres autour de ce même visage. je ne me trompe pas.
Je la regarde chercher qui est en face d'elle .
Je ne lui dirai rien, je vais juste lui sourire avant de m'en aller.
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